A trente-trois ans, mince comme une flamme, c'est un personnage. Il n'a pas, comme d'autres, des gestes nombreux et excessifs, et n'use pas de mots incroyablement grands; ramassée, la parole est soudaine et incisive. Leste - comme son nom. Essl, né à Vienne, y fait ses études (1981-1987) à la Musikhochschule: harmonie et contrepoint avec Alfred Uhl, composition avec Friedrich Cerha, contrebasse avec Heinrich Schneikart. Il suit également un cursus d'histoire de l'art et de musicologie ("pour comprendre la toile de fond spirituelle de la musique"), décroche le titre de docteur avec une thèse: La pensée-synthèse chez Anton Webern. Essl se produit un court temps dans différents ensembles de jazz et de musiques expérimentales, entreprend des recherches en informatique, notamment à l'IRCAM avec Gerhard Eckel. Depuis 1990, il est invité comme compositeur en résidence aux Cours d'été de Darmstadt.
C'est en 1987 que ce nouveau venu suscite pour la première fois
l'intérêt : lors de la création de son quatuor
à cordes Helix 1.0
(1986), primé au concours des jeunes compositeurs autrichiens
("Österreich heute"), et que Essl considère
comme une oeuvre charnière de son évolution. Trois ans
plus tard, autre consécration : Hans Zender dirige la
création de Oh tiempo tus
piramides[1] (1988/89) pour orchestre de
chambre, au Musikprotokoll de Graz.
Déjà se cristallisent (Essl coudoya de très
près la chimie) deux concepts clefs de son esthétique:
l'imprévisibilité (Unvorhersehbarkeit) et la
conséquence (Stringenz). C'est en s'intéressant
à la "physique du désordre" et aux
théories de systèmes dynamiques, attracteurs
étranges, percolation et chaos [2] que Essl
s'aperçut que, contrairement aux successeurs de Platon, qui
voulaient retrouver l'ordre derrière le désordre
apparent, il s'agissait maintenant de renverser la proposition: la
science du désordre retrouve le désordre réel
derrière l'ordre apparent. Les vertigineuses découvertes
de l'infiniment petit (les particules élémentaires) et de
l'infiniment grand (l'évolution de la cosmologie) lui
dévoilent la virtuose beauté de l'insondable et de
l'impénétrable. Grâce à l'ordinateur, qui l'aide à formaliser des
processus musicaux, le compositeur façonne un idiolecte fait de
sons spécifiques, manières d'os prémusicaux qui,
en cours de composition, s'assemblent pour former un "squelette
musical", forger un "organisme sonore". Dans le
nouveau concept de "son comme processus" (non plus
l'objet trouvé de naguère) se disloquent des
notions telles celles de matériau, de structure ou de forme.
Aussi l'oeuvre peut-elle être conçue comme le
développement d'un son unique qui, sans fin, se
différencie en lui-même, peut être perçu de
façon polyvalente, ambiguë - comme tout oeuvre -, dans
l'algorithme myope qu'est un labyrinthe sonore. Par conséquent,
un "auditeur responsable, sans allumer de quinquet
didactique", ajoute Essl, "composera, réinventera
l'oeuvre dans le même temps qu'il l'entendra. Dans l'esprit du
"constructivisme radical", il construit
sa propre création pour devenir co-créateur - une
création qui peut, à juste titre, être
considérée comme une 'oeuvre ouverte'". Et Essl
d'évoquer Umberto Eco: "Toute oeuvre d'art, même si
elle est explicitement ou implicitement le fruit d'une poétique
de la nécessité, reste ouverte à une série
virtuellement infinie de lectures possibles: chacune de ces lectures
fait revivre l'oeuvre selon une perspective, un goût, une
"exécution" personelle" et, ajoutons, sans que
l'irréductible originalité de l'oeuvre soit
altérée. L'auditeur sera écrit, et, comme souligne
de Malte Laurids de Rilke, il est "l'impression qui va se
transposer". Pour Karlheinz Essl, "l'oeuvre ouverte
signifie la qualité de la facture qui permet à l'auditeur
de chercher sa route dans le labyrinthe des sons, et non une technique
de composition ou de notation musicales".
Par conséquent, le matériau d'une composition [un stock
soigneusement choisi de "pierres à bâtir" avec ses
possibilités (définies) d'assemblage] doit être
considéré comme un système ouvert, une
"matrice de connexions". A partir de 'l'état originel, le
système, dans le processus compositionnel, passe à
différents autres états arrêtés par le
compositeur. Ces décisions porteront l'influence de
rétroactions dues aux résultats déjà
obtenus. La cohésion de l'oeuvre est garantie par le fait que
les différents états du système comportent une
"logique intrinsèque" abstraite; et par
l'évidence du choix des états du système. Le
déroulement de ces états et des incessantes transitions
qui les relient ou les morcèlent, dans lesquels s'expriment
"la croissance, le développement, la mutation, la
désagrégation, la réformation et la
destruction", seront saisis par l'auditeur comme des processus
sonores. Le but de la partition est de créer. à partir de
ces processus de "gravitation, de précipitation, de
condensation (les attracteurs)"; un "organisme sonore".
Dans Entsagung (= renoncement/contrelogue) [3], en
"descendant tout au fond du matériau", l'ensemble
instrumental part d'une "situation amorphe", grande angoisse
grise, où de sèches gouttelettes de sons forment un brouillard -
ombre énorme hantée et menaçante; puis surgit pour la
première fois avec brusquerie l'électronique [4] qui assaille les instruments, les refoule,
déspatialise, tâche de les séduire en les imitant; et
réciproquement: la Silvia de Marivaux dans le lacis du Minotaure...
Chaque formation cherche son langage, félonne, dénie celui de
l'autre: métaphore - au sens premier de déplacement ou de
transfert - de ce qui est absolument sien (eigentlich) et de ce qui est
étranger, inconnu, l'autre (das Andere). La complexité
sonore s'intensifie au fil de l'oeuvre, comme si le désarroi
insinué par les contrelogues éclairait d'une lumière
criarde les sons restés tapis dans l'ombre; tandis que l'oeuvre
s'achève alla marcia, dans de craquantes carcasses de notes tout
à fait asynchrones.
Entsagung (1991-1993) for flute, bass clarinet, piano, percussion and live-electronics
Klangforum Wien, Dir. Gerd Kühr
Annotations
[1]"Un autre [livre] est un labyrinthe de lettres, mais à l'avant-dernière page on trouve cette phrase: 'Ô temps tes pyramides.' Il n'est plus permis de l'ignorer: pur une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées, de galimatias et d'incohérence." (Borges, La tour de Babel; in: Fictions)
[2] La théorie du chaos n'est pas complètement nouvelle, puisque Pierre Duhem et Henri Poincaré, au début de notre siècle, avaient mis le doigt sur ce qui la caractérisait.
[3] Traduction concertée avec les compositeur pour
respecter le "choc" des mots en allemand. Pour flûte, clarinette basse,
piano préparé, percussion et environnement sonore interactif
(1991-93), commande de l'IRCAM.
[4]"L'ordinateur est un outil de travail qui,
à partir de ma structure cognitive, m'ouvre de nouvelles voies
jusque-là im-pensables (undenkbar)." (Essl, mai 92).